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Titoune de Bassam

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Je m’appelle… Je m’appelais comment au début de mon  histoire? Je ne m’appelais pas en fait. Personne ne m’a baptisée quand je suis venue au monde. Ou plutôt, on m’affluble de toutes sortes de sobriquets: “sale bête”, “mocheté”, “la chienne”, “toi là”. On ne m’appelle pas, on m’aboie dessus, c’est le monde à l’envers vous ne trouvez pas? Du plus profond de ma mémoire, j’ai toujours habité Grand Bassam, ancienne capitale de la Côte d’Ivoire. Je ne sais pas d’où je viens, je ne connais pas mes parents. Je n’ai aucun pedigree mais je suis quand même un chien de race: un berger baoulé. Descendant des chiens de l’Egypte ancienne - j’en vois qui sourient - cette race de chien était très appréciée autrefois dans nos contrées ivoiriennes car nous sommes gentils et nous sommes d’excellents gardiens de troupeaux. Nous sommes attachés à notre famille et notre maison. Oui mais ça, c’était avant, avant l’arrivée de ces petits chiens de salon, les bichons, caniches et autres terriers. Moi, je n’ai ou plutôt n’avait pas de maison, pas de famille, comme beaucoup de mes potes.

 

Vous vous attendez à une longue diatribe sur la colonisation de la faune domestique africaine par les races venues de l’hémisphère nord?

 

Eh bien non, plus simplement, je vais plutôt vous parler de mon quotidien jusqu’à, jusqu’à… Lisez jusqu’au bout et vous saurez.

 

Nous sommes en octobre 2019. Après des années d’errance à chercher ma pitance quotidienne, à me faire battre comme plâtre par les humains, à dormir à la belle étoile, me voilà enceinte pour la 6ème fois. Je suis comme disent les plus jeunes “au bout de ma vie”. Je me sens lourde. Je n’en peux plus. Je veux dormir et ne plus jamais me réveiller malgré la présence de ces petites vies en moi. Désespérée, je pars me cacher sous un gros camion. A l’abri des regards, je me dis qu’on va bien finir par m’oublier. Je pourrai quitter enfin cette terre de souffrance. Je ferme les yeux et glisse doucement dans le sommeil quand soudain: Ranh, qu’est-ce qu’il se passe encore? Il me semble que quelqu’un essaie d’entrer en contact avec moi. Je me recroqueville un peu plus. On vient encore me chercher pour me frapper, c’est sûr. Quelques minutes plus tard, je vois deux petits bras frêles se tendrent vers moi. Mais c’est qui ça encore? De nouveaux tortionnaires? Je suis incapable de bouger, de mordre, de faire quoi que ce soit. Je sais, je suis une empotée mais on ne m’a jamais rien appris à faire en dehors de mettre bas. Les bras sont fins mais costauds. Ils parviennent à m'agripper. Je me laisse traîner sur le sol, sans réagir. Me voilà à découvert. Oh mais surprise, deux jeunes filles souriantes me regardent. Elles ont l’air plutôt sympa mais j’ai appris à ne pas me fier aux apparences. Elles me caressent les poils, me disent que je suis belle, que je ne dois pas avoir peur. C’est une sensation bizarre d’être caressée. J’aime bien sentir ces petites mains se balader sur mon corps. Je ne sais plus très bien où j’en suis.

Tout à coup, tout se bouscule: on m’enveloppe dans une couverture et on me place à l’arrière d’une voiture. J’ai peur, vous ne pouvez pas savoir à quel point j’ai peur. C’est la première fois que je monte dans une voiture. On me porte vers une maison où se trouvent d’autres chiens. Ca y est, on m’envoie à l’abattoir. Tous ces chiens attendent d’être égorgés. Qu’on en finisse rapidement. On me dépose sur un petit matelas, de nouveau on me masse les poils, on me propose à manger. Pourquoi tous ces salamalecs avant de nous donner la mort. Je ne comprends rien. L’une des filles me parle gentiment. Elle m’appelle Titoune, me demande comment je vais. Ses caresses redoublent. Je ne veux pas manger. Je veux juste dormir…

Qu’est-ce que c’est, ah, des chiens qui aboient. Où suis-je? Où se trouve mon camion protecteur? Qu’est-ce… Je me suis endormie et soudain, je me souviens. La jeune fille est toujours là. Elle m’appelle à nouveau Titoune. Donc, je m’appelle Titoune. J’ai enfin un nom. Je ne suis plus l’anonyme de Bassam, je suis Titoune de Bassam. J’existe enfin!

 

Le lendemain de cette rencontre, Audrey - c’est le prénom de ma nouvelle amie -  m’emmène en voiture, une fois encore. Pourvu qu’elle ne m’emmène pas chez mes tortionnaires. Une nouvelle maison qui sent bizarre. Une dame souriante m’accueille. Elle me pose sur une table en acier très froide. Elle me palpe le ventre, regarde mes crocs, mes oreilles, mes yeux, prend ma température. Pas très agréable ça. Aie, c’est quoi cette piqûre. Aïe, une autre. Mais qu’ai-je fait pour mériter un tel traitement. Audrey tente de me rassurer.

 

Retour à la maison. On essaie de me faire manger. Comment avaler quoi que ce soit après ce que je viens de vivre. Et que va-t-il se passer maintenant ? Sait-elle que je porte en moi une progéniture abondante? Je n’ai pas envie non plus de me lever et de rencontrer les autres chiens. Je suis épuisée, je veux dormir.

 

Les jours passent et se ressemblent. Je mange un peu. Tout le monde est gentil avec moi. Je ne sais pas pourquoi. Les chiens ne sont pas tous sympa. Certains jalousent mon coussin moelleux. Je n’en ai cure, je suis dessus, j’y reste. Ma nouvelle maison est comme une prison dorée. Je ne suis pas libre comme auparavant mais je m’y sens en sécurité. Je suis quand même toujours sur mes gardes. Je crains que tout cela ne s’arrête et que tout redevienne comme avant.

Un matin, ça y est, je vais mettre bas. On m’isole et on me caresse comme jamais. On me dit que je dois avoir du courage. Mais c’est ma sixième portée, je sais comment cela se passe vous savez! Un, deux, trois… une petite pause… quatre, cinq, six, sept, huit… j’ai mal, je souffre, je manque de courage. Tout le monde a l’air tellement content que je poursuis le travail. Neuf, dix, onze et douze! Tous vivants! Ils sont beaux, très beaux.  Ils ne voient rien mais ont su trouver la source pour se nourrir. Même si je n’ai pas envie, il faut que je me nourrisse pour permettre à ces petits affamés d’avoir le ventre plein. Leur sieste régulière me permet d’avoir un peu de répit. Je peux dormir. J’aime beaucoup Audrey car elle me caresse, m’encourage. Elle m’a baptisée Tilia. Je ne m’appelle plus Titoune alors mais Tilia. Il faut suivre hein! J’aime bien aussi son assistant, Antoine. La meute se met en mouvement très souvent, direction le téton, en avant van. Ils sont épuisants ces petits. Ils grandissent vite et bien. De mon côté, je sens que mes forces faiblissent, je suis comme vidée de l’intérieur. Ces chiots me pompent toute mon énergie mais je suis contente de les avoir autour de moi. Je vis dans l’angoisse de les voir arrachés à moi, comme d’habitude. Où sont les enfants qui m’ont été enlevés par le passé. Sont-ils même encore vivants? A peine sevrés, ils étaient volés par les hommes. J’en ai suivi un une fois. Je l’ai vu tenir mes bébés dans ses mains et les tendre aux automobilistes sans doute pour les vendre. Que sont-ils devenus? Mes bébés continuent de grossir. Ils se portent bien, sont vivaces. Ils jouent dans le jardin d’Audrey puis viennent se remplir la panse auprès de moi, dorment autour de moi puis repartent batifoler. Audrey est toujours aux petits soins pour moi. Elle me parle gentiment. Elle tente de me faire manger mais c’est un supplice pour moi d’avaler quelquechose. Je me laisse volontiers caresser par elle, je viens même de lui montrer mon ventre avec mes tétons enflammés. Je suis bien quand elle est près de moi. Quelques semaines de bonheur, enfin.

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Un matin, elle m’annonce que je vais rencontrer de nouvelles personnes, que je vais la quitter. Je ne comprends pas bien. Je vais peut-être retourner à Bassam. Je n’ai pas le temps de dire au revoir à mes petits qui sont devenus grands maintenant, une dame m’emporte. Audrey m’embrasse chaleureusement. Je ne sais pas ce qui m’attend mais j’ai le coeur serré. J’ai peur comme cela ne m’était pas arrivé depuis bien longtemps. Je monte en voiture et regarde s’éloigner avec tristesse la maison d’Audrey. “Au revoir Titoune m’a-t-elle lancé, tu verras, tu vas être bien”. Je me rappelle m’être dit: Comme elle y va, qu’est-ce qu’elle en sait. Ah, tu es bien pareille que les autres, tu t’occupes un peu de moi puis tu m’abandonnes, tu me jettes comme un essui-tout usagé. Je veux mourir! Je veux disparaître de cette terre!

 

La voiture s’arrête. La dame me porte pour sortir de la voiture. Pas question que je fasse le moindre effort. Je n’ai rien demandé moi.

Je ne suis pas à Bassam, c’est déjà ça. Maison avec jardin propret, voilà tout. Dans la maison, j’aperçois tout de suite sur ma droite un coussin douillet. Est-ce pour moi? Oui! Elle commence à me plaire cette fille. Et hop, en position du berger baoulé couché pour l’éternité! Elle aussi me caresse. Méfiance, faisons celle qui n’a rien vu et rien senti.

 

Je vais dormir, je vis peut-être un nouveau cauchemar et tout à l’heure je me réveillerai dans les bras d’Audrey. Hey mais tu es qui, tu es quoi toi au juste? Arrête de me sentir comme ça, comme si j’étais un morceau de viande. Tu es un chat, beurk! Que tu es moche! Et tu pues en plus. C’est ça mon purgatoire? Finir ma vie au milieu des chats? Il se prend pour qui ce blanco à faire la moue en me regardant! En fait, il est 4 fois plus petit que moi mais il me fait peur. Je l’ignore, cela vaut mieux. Ah mon dieu, un deuxième surgit, aussi noir que l’autre est blanc. Je fais mon regard de pigeon, en coin, l’air de rien. Ah tout va bien, celui-ci a peur de moi, il fait un détour pour m’éviter.

La maîtresse des lieux veut aussi me faire manger. Mais qu’est-ce qu’ils ont tous à vouloir me nourrir coûte que coûte? Nan, je ne me lèverai pas. Je m’allonge de tout mon long sur mon coussin pour bien faire comprendre qu’on n’a rien à attendre de moi. Elle a de la suite dans les idées, elle amène la gamelle à moi et me tend la nourriture avec sa main. Bon, directement du producteur au consommateur, ça ne peut pas se refuser. Allons-y: une bouchée pour maman, une bouchée pour papa, une bouchée pour… C’est fini, je n’en peux plus. Il faudra y revenir plus tard. Et puis, c’est pas tout ça mais il va falloir penser à varier les menus. Des pâtes, oui mais le riz, c’est pas mal non plus. Du poulet, oui mais un peu de viande rouge sera parfait pour mon corps anémié. Des croquettes? Et puis quoi encore? Pourquoi pas des bananes? Pas de croquettes dans un corps d’athlète!

Un homme entre dans la maison. Instinctivement je me replie sur moi-même. Il me dit bonjour, il connaît mon nom. Pourtant je ne pense pas l’avoir déjà vu. Je ne veux pas qu’il me touche. Ôte tes sales pattes de moi. Je ne veux pas qu’il me caresse. Je regarde ailleurs. Maintenant, je boude, voilà, ça leur apprendra.

Ma première journée loin d’Audrey se passe tranquillement. La fille qui s’appelle Emmanuelle vient régulièrement me parler, me caresser. Elle tente un rapprochement mais je ne veux pas la regarder, je veux rester dans ma bulle. Tout à coup, elle revient vers moi et me demande si je veux sortir. Quelle question. Non, je ne veux pas sortir. Elle me porte jusqu’à la terrasse. Bon, il me paraît difficile d’ échapper à la promenade. On marche, on marche, on marche. On croise des gens dont les regards pesants sur moi ont l’air de dire: qu'elle est moche celle-ci avec ses titis longs comme des saucisses de Strasbourg, sa démarche chancelante, elle doit être au bout du bout, ils en font sans côtes apparentes?... Que c’est fatiguant de marcher. Ne pouvant pas résister plus longtemps, je m’effondre dans l’herbe. Emmanuelle me caresse, m’encourage et nous voilà repartis pour faire des derniers mètres qui me séparent de mon coussin. Là, c’est sûr, je ne bouge plus de la journée, voire de la semaine. Pas de repas, je boude à nouveau.

 

Le lendemain matin, j’ai beau jouer les chiennes rebelles lestées de plomb, Emmanuelle me porte à nouveau pour aller promener. Bon, là, j’avoue que je ne suis pas contre car j’ai quand même une envie de faire pipi, je ne vous raconte pas. Je me cherche un endroit, tranquille, tiens, devant la maison des gendarmes. Un petit coup sur la pelouse, histoire de l’entretenir, ou pas. On continue? Non, si? Ah bon. Je rentrerais bien maintenant moi. Je vais encore devoir affronter les regards des gens, les questions sur mon état de santé, mon âge que tout le monde croit très avancé alors que j’ai à peine 5 ans. Je leur en pose des questions moi. Prudente, ma nouvelle maîtresse ne me fait faire qu’un petit tour. Tant mieux car je peux aussi simuler. Mon coussin. Mon plus fidèle  ami. A peine posée, ma maîtresse me relève. J’espère qu’on n’est pas reparti pour une balade. Qu’est-ce que… Ah non, pas ça. Quelle horreur, un bain. Mais je l’aime mon odeur de chien. Sur moi, il y a toutes les bonnes odeurs de mes petits. Elle va tout enlever. Quel désastre. Aucune échappatoire. Subir et encore subir. Quelle vie de chien mon pov’ Boby!

Toutes ces émotions m’ont fait chavirer les intestins. Je vais chez le voisin, ça lui apprendra à ne pas intervenir lorsqu’on me fait des misères. Non assistance à chienne en danger. Il n’a même pas bougé une oreille.

 

Les jours passent, je boude moins. Je me fais toujours prier pour manger. Je me fais tellement prier que je ne mange jamais deux fois la même chose dans la semaine. Les sardines, j’adore, ça me donne une haleine d’enfer. J’aime faire ma difficile, c’est ma petite revanche à moi. De toute façon, je n’ai pas beaucoup d’appétit. Ca me coûte vraiment de me pencher sur ma gamelle.

En revanche, je prends goût à la promenade. Je suis parvenue à faire comprendre à ma maîtresse que le matin, il faut aller doucement et faire juste le tour du pâté de maison. Un coup de museau sur la cuisse et elle comprend que je veux tourner. Elle est douée ma maîtresse, je l’ai bien dressée. Le soir, on peut s’aventurer plus loin. Ce que j’adore, c’est rencontrer mon ami Pilou, un petit chien, genre Jack Russel. Il est toujours content de me voir, plaisir partagé. On se sent, on se re-sent, on se re-re-sent. Ah toi, si tu n’étais pas si petit! Ben quoi, ça n’est pas parce que j’ai été stérilisée que je n’ai pas de sentiments. Sa maîtresse et ses copines en profitent pour discuter avec Emmanuelle. La conversation tourne souvent autour de moi: mon poids, mon énergie, mon appétit. Naturellement, le nain lui, mange bien et est plein de vie!

 

Parfois, mes maîtres me lancent une balle, je ne sais pas trop pourquoi. Ils croient peut-être que je vais leur rapporter. Ce sont de grands naïfs au fond. J’aime assez me rouler dans l’herbe au soleil. Ca me fait un bien fou. Cela dit, j’adoooooooooooooore mon coussin.

Une ou deux fois, on est allé se promener à Bassam. Nous avons marché sur la plage. J’ai reconnu les lieux car il m’arrivait de m’y rendre pour échapper à mes méchants maîtres.

 

Je sais que mes maîtres tentent de faire de moi un chien de compétition. Je sais les amadouer en faisant “les petits yeux”. Quand ils me disent bonjour le matin, je plisse les yeux pour avoir un air coquin. Ca marche bien car ils viennent toujours me caresser le ventre. Au fond, j’aime bien qu’on s’occupe de moi, qu’on me cajole, qu’on cède à mes caprices, qu’on parle de moi. Mais j’ai quand même comme un blocage. Des années d’isolement, de brutalités, d’absence d’amour ne s’effacent pas en quelques mois. J’ai besoin de temps pour m’ouvrir à nouveau au genre humain. Une chose est sûre en tous les cas: je n’aime pas les chats. Le petit blanc veut que je partage mon coussin. C’est un grand malade ce chat. Quand je ne lui laisse pas de place, il me mord les pattes. Parfois je me risque à retrousser mes babines, histoire de lui montrer mon sourire carnassier. Ca fonctionne.

 

Plusieurs mois s’écoulent ainsi dans le calme et la sérénité. Puis un beau jour, comme dans mes rêves, je revois ma première môman, Audrey. Elle semble contente de revoir sa Titoune. Elle ne m’a donc pas oubliée. Emmanuelle s’en va, c’est bizarre. Elle reviendra sans doute dans quelques jours pour me chercher. Je reconnais mon coussin moelleux. Il y a beaucoup de chiens au refuge, ça me fait un peu d’animation. De temps en temps, je pense à mes maîtres, aux balades sur le camp, à Pilou qui me manque. Je dois parfois me bagarrer pour garder mon coussin. Il m’arrive même de le partager, à regrets mais comme je ne suis pas très costaude, je ne discute pas trop quand le chien est gros. La routine s’installe: repas, un peu d’exercice, beaucoup de repos. J’aime jouer les divas, me faire prier pour manger, feindre de ne pas entendre lorsqu’on me demande de me lever.

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Puis un beau jour, c’est l’effervescence au refuge, les chiens, les chats arrivent en quantité. On se croirait en guerre. Tout le monde court d’un côté et d’autre. On me brosse, on tente de me rendre belle. Les chiens aboient, les chats miaulent, quel brouhaha. Ca n’est pas aujourd’hui que je vais me reposer me dis-je. Des gens que je ne connais pas viennent, regardent les chiens, les caressent, leur parle. J’ai déjà participé à ces journées portes ouvertes au cours desquels nous sommes censés trouver une famille pour la vie. Comme d’habitude, personne ne me voit. Je trône au milieu de la terrasse, sur mon coussin, je suis l’un des plus grands chiens du refuge, je pèse 16 kilos mais personne ne me voit. L’homme invisible à côté de moi serait plus voyant qu’un nez au milieu d’une figure. Tiens, une petite fille vient vers moi, ah non, elle a vu un chat derrière moi à travers la baie vitrée. A force de suivre de la tête les allers et venues des humains, histoire de me faire repérer, j’ai attrapé un torticoli. Allez, j’arrête mes efforts, je m’allonge. Tout le monde est occupé à faire le beau ou la belle, je n’ai donc aucun concurrent sur mon coussin. Tout à coup, alors que je commence à ressentir une certaine torpeur, je vois le visage d’une dame se pencher sur moi. Soit je rêve, soit elle rêve. Elle me sourit, me caresse, me parle. Au moment, où elle pose ses mains sur moi, mon corps entre en vibration. C’est comme si je naissais une seconde fois. Mon passé s’envole, je n’existe plus que depuis quelques minutes. Elle ne le voit pas mais je souris. Si j’en avais la capacité, j’en pleurerais de bonheur (je vous envie vous les humains de pouvoir manifester ainsi vos émotions, surtout quand on a une tête de chienne battue comme la mienne). Elle parle à Audrey, me regarde à nouveau. Je me redresse. Elle disparaît. J’attends quelques minutes. Je ne vois pas revenir. Mon bonheur aura donc été de courte durée. Je m’allonge à nouveau et à nouveau j’ai envie de pleurer, de pleurer sur mon sort. Je veux disparaître. Dans la nuit, je repense à cette rencontre presque surnaturelle. J’ai peut-être tout simplement rêvé.

Le lendemain matin, je me réveille de bonne heure. Le calme est revenu au refuge. Certains chiens ont été adoptés, on est donc un peu moins.

Je me dégourdis un peu les jambes. J’ai toujours un oeil sur mon coussin car j’ai peur qu’on ne me le pique et aujourd’hui, j’ai le sentiment que la journée va être longue. En effet, elle l’est. Je ne mange rien, je ne fais rien, je ne regarde rien.

Le jour d’après, même sentiment. “Encore un matin, un matin pour rien” comme dit la chanson. Je me dégourdis les jambes, j’ai un oeil sur mon coussin, je sens que la journée va encore être lo……. Et soudain, c’est elle, je la vois, je ne bouge pas, elle vient vers moi, mes jambes flageolent, elle tend les bras, me caresse, m’enlace. Je remue la queue de plaisir. Le même bonheur quand elle pose les mains sur moi. C’est elle, j’en suis sûre, c’est la maîtresse de ma vie. Je pose ma tête sur son épaule. Je t’en prie, ne me quitte pas. A ma grande surprise, elle accroche une laisse à mon collier et me dit “on y va Tilia”. Serait-ce possible? Je pars avec elle? Elle dit au revoir à Audrey. Audrey me dit au revoir avec force effusion et me souhaite bonne chance. Je comprends donc que je quitte le refuge avec ma belle apparition. Je monte en voiture. Cette fois, je ne regarde pas la porte du refuge s’éloigner. Je suis assise sur la banquette arrière et je n’ai d’yeux que pour ma nouvelle maîtresse, Amy. Je n’en reviens toujours pas. Cette femme va transformer ma vie, je le sens. Je suis comblée. En arrivant dans ma nouvelle maison, je découvre que je vais avoir un compagnon, Pollock. Amy me montre toute la maison, le jardin, ma gamelle. Tiens, on dirait que j’ai faim. Qu’y a-t-il pour le déjeuner? Des croquettes? Parfait! Ce sont les meilleurs croquettes que je n’ai jamais mangées de toute ma vie. Bon d’accord, je manque d’objectivité, je ne voulais pas en manger avant. Peut-être mais celles-ci sont servies avec tant d’amour. Ma vie prend un tour nouveau: j’aime manger, j’aime gambader, j’aime être caressée, cajolée, batifoler avec Pollock, regarder Amy lire, préparer les repas, se reposer. Je ne me lasse pas de la voir. Parfois, quand j’ai l’impression qu’elle ne s’est pas occupée de moi depuis longtemps, je vais poser mon museau sur ses genoux. Elle me montre aussitôt à quel point elle m’aime. C’est bon d’aimer et de se sentir aimée.

Ca passe vite la bonheur.

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Voilà 3 jours que ma maîtresse commence à ranger, mettre des affaires dans des grandes valises, faire des cartons de papiers… Tout cela m’inquiète un peu car ça n’a rien à voir avec un nettoyage de printemps. Je suis Amy comme son ombre. Tout à coup, elle dit à Pollock et moi, “allez, on est parti”. Partis? Pour où, pour quoi? Avec toi, j’irai au bout du monde mais avec toi seulement. Sans toi, je ne suis plus rien Amy. Nous voilà tous les trois dans un taxi, direction l’aéroport. Palsembleu, c’est la première fois que je viens dans un tel lieu. Bruits, lumière, monde… De quoi me faire rentrer la queue entre les jambes et me faire baisser la tête. Amy me caresse, me dit que tout va bien. Pollock est mis dans une cage et est emmené par une personne. Je me demande bien ce qui va lui arriver. Son regard ne montre aucune anxiété. Nous montons dans l’avion. Ma maîtresse me place à ses pieds, entourée de mes couvertures préférées. Cela me rassure un peu. Les gens me regardent étonnés, je me cache. Tout à coup, mes oreilles me font mal, je ne comprends pas mais le regard bienveillant d’Amy guérit tous mes maux. En route pour l’aventure. De temps en temps, elle me donne une friandise à manger. Je ne parviens pas à avaler quoi que ce soit. Bourdonnement d’oreilles, légère suffocation, mon coeur s’affole. Je regarde Amy, elle est là, me caresse. Fin du voyage dans les airs. Je retrouver mon poto Pollock. Il a l’air de bien aller. On prend une voiture. J’en profite pour dormir un peu. La voiture s’arrête. Je descends. Où suis-je? La maison est belle, tout en bois, le jardin est très grand, assez pour recevoir l’intégralité de ma vessie dont j’ignorais qu’elle eût une telle résistance. Il ne fait pas beau, même frais, ça n’est pas désagréable.

 

Amy me dit: bienvenue en Pennsylvanie Tilia, bienvenue aux Etats-Unis, le pays de tous les possibles. Je vacille un peu sur mes pattes. Quoi, la petite chienne de Bassam sur laquelle personne n’aurait parié un an et demi plus tôt, vouée à une mort certaine, va devenir a happy dog in the land of opportunity. Je saute de joie et à ma grande surprise je cours dans le jardin. Je ne me traîne plus, je vole, oui, je vole. Si mes petits me voyaient!

Tu sais quoi Amy: je t’aime.

 

Au fait, j’ai oublié de vous dire que dans la tradition africaine, le berger baoulé est censé voir à travers les ténèbres et détecter les bons génies… Une légende mais pas que.

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Epilogue

 

Pour ceux qui ont connu Tilia à un moment de sa vie, à Bassam, au refuge, chez moi, sachez que la fin de cette histoire, à peine romancée, est vraie. Elle montre à quel point, il faut toujours garder l’espoir d’une vie meilleure rendue possible par une rencontre bienfaisante. Ca n’arrive pas qu’aux autres.

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Article écrit par Emmanuel Cavro, ancienne famille d'accueil de Tilia

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